Ça va bientôt faire une semaine que mon père est retourné au pays – comme tous les six mois, il a pris deux semaines de « RTT », un acronyme barbare de grande personne, et il a lâché mille balles pour retourner à Sarajevo. Il veut pas nous emmener là-bas, ma mère et moi, alors à chaque fois ma mère se vexe et devient détestable tout le temps de son absence, comme si au travers de mes yeux bleus c’étaient ceux de papa qu’elle foudroyait de son regard le plus sombre. Si maman était pas aussi méchante, je lui expliquerais les choses qu’elle ne comprend pas – que papa, il a des blessures de guerre au cœur et qu’elles ne se rouvrent qu’entre les immeubles délabrés de sa ville natale, que niché entre les bras de baka Emina il croit entendre encore les bombes qui tombent et creusent les tombes et les sanglots déchirants, déchirés, de sa maman qui supplie le ciel gris de récupérer son explosion et de l’abattre autre part qu’au-dessus de son mari. Papa, il m’a avoué, il m’a juré qu’il nous emmènerait, maman et moi, quand il n’entendrait plus les bombes tomber et baka pleurer. Aujourd’hui aussi, le ciel est tout gris. Et maman aussi, toute grise de ressentiment et d’épuisement – c’est qu’elle en dort pas, je le sais, je l’entends se tourner et se retourner dans son lit quand je profite de son supposé sommeil pour faire fondre un peu d’ma caillasse rapace au creux de ma pipe. Le gris, c’est moche. Alors quand Orphée m’a appelée avec ses couleurs pastel dans la voix, j’ai pas hésité une seule seconde à embarquer vieux skate piqué à je sais plus qui – c’était une vengeance bien méritée, ça je m’en souviens, connard va –, matos et flasque de rhum, pour ensuite m’échapper par la fenêtre de ma chambre – maman m’aurait empêché de sortir, je la connais bien quand papa lui manque.
Roule, roule, roule. Le vent souffle contre moi, contre mon skate – mon navire, ma Diane souveraine des mers et de mon cœur amer –, j’emmerde le vent, j’irais là où bon me semble, roule, roule, roule, et je ferme les yeux – l’océan et les vagues et les albatros qui encerclent mes voiles de leur vol majestueux noient le noir sous mes paupières – et je pousse plus fort de ma jambe, roule, roule, roule ! un bateau de la marine anglaise sur ma trajectoire, je l’explose à coups de canons, boum ! boum ! boum ! victoire, les gars, jetons-nous sur le butin ! roule ! roule ! roul… boum. Le skate roule, roule, roule en arrière jusqu’à Orphée, ma mâchoire serre plus fort le joint coincé entre mes lèvres, je chute, je vais me noyer dans l’Atlantique glacial, je… Aïe putain. C’est pas de l’eau ça. J’ouvre les yeux. Merde alors, je crois que je viens de violemment me viander. Mal à la face, aux fesses. Poteau puis macadam, je suppose.
« Mille millions de mille sabords, que je grogne en me relevant. »
Puis je ris, en revenant vers Orphée, en m’effondrant lourdement à ses côtés, en lui tendant le spliff – en lui marmonnant que je lui cède volontiers le démon à roulettes. A peine le temps de pleurer sa peur et sa douleur que déjà le casse-cou d’à peine six ans rit de sa chute – la beauté de la puérilité, c’est de trouver la force de rire quand tu te fais mal. Ne pas penser aux os que j’aurais pu me briser, aux hématomes qui couvriront – couvrent déjà peut-être – mon visage et mon derrière… juste éclater de rire, comme j’aurais peut-être pu m’éclater un membre, parce que c’est drôle.