Dix minutes qu'il est là, dans son bateau roulant.
Ernest, il ressemble un peu à un pirate de là où je suis. Il est seul au milieu de l'océan. Son équipage l'a lâché mais il continue, sans rien ni personne. Ernest, il a peur de rien mais c'est pas nouveau.
J'hésite cinq minutes de plus pour sortir de ma cachette. Je dois sentir les poubelles mais c'est pas grave. Lui, il sent toujours bizarre, de toute façon. Une odeur propre aux bandits ou quelque comme ça.
Je cours un peu après le caddie-bateau mais Ernest m'attend pas.
Alors, comme une sirène perdue, je me stoppe, lève la main au ciel et élève la voix.
« Hey ! » Pause. « Je peux venir jouer avec toi ? »
Je peux apprendre à devenir comme toi ?

Ok, j'ai mon sourire qui essaie de toucher mes oreilles.
On dirait que j'ai avalé une banane mais non, j'ai juste vu Ernest.
Ernest qui m'ignore pas, pour une fois. Il me parle, à moi.
Au petit Bass de rien du tout.
J'avance de quelques pas et j'hésite. J'ai envie de dire 'vrai ?' mais je le fais pas, par peur qu'il change d'avis.
Imagine que non, qu'il se soit trompé de personne ou je sais pas trop quoi.
Ce serait terrible alors je m'empresse de grimper dans le caddie.
J'ai l'impression d'être grand et fort, là dedans. Mon sac à dos peluche lance un sourire à Ernest jusqu'à ce que je me tourne vers lui. Mes doigts s'accrochent fermement à la féraille, au cas où il irait trop vite.
« pourquoi t'es tout seul ? toi aussi t'aimes pas les autres ? » quand je dis aussi, je fais référence à Miles. Parce que Ernest, il le connaît et si ça se trouve, il le comprend mieux que moi (ce qui serait pas bien difficile).

J'ai pas l'habitude d'être avec Ernest, ça doit être pour ça que je souris autant.
Chacun de ses mouvements est une surprise. Même le timbre de sa voix, je le connais pas bien. Je peux pas te dire, comme ça, s'il est sincère ou pas. Avec Miles, je peux. Mais avec lui, c'est encore un peu flou.
Je suppose que ça va venir, j'ai confiance.
Puis, il adore les autres alors ça devrait pas mal se passer.
A sa question, je prends une longue inspiration (un peu comme si ma vie en dépendait).
C'est mon cœur qui s'agite et qui parle.
« Je sais pas. » Allez, un petit effort, Bass. Tes lèvres en brûlent d'envie. « J'aime le professeur de mathématiques. Il a quarante ans et un peu chauve, j'imagine que son crâne doit être doux. Il me fait un peu penser à mon dernier amoureux. Tu crois que j'ai une chance ? » Je me pince les lèvres. Mes amoureux, c'est toute une histoire. Si maman le savait, elle hurlerait. « j'aime Miles aussi mais lui, il m'aime pas. Je dois être trop méchant pour lui, je sais pas. » Et là, je pointe du doigt le bâtonnet long qu'il tient entre ses doigts. « tu m'apprends à fumer ? »

Une cocotte en papier ? Je le regarde en haussant des épaules.
Le problème c'est que je sais pas en faire, moi, des cocottes en papier. J'ose pas lui demander de m'apprendre alors je me tais et j'hoche de la tête.
Si un jour j'arrive à faire une vraie belle cocotte, je la donnerais pas au professeur de mathématiques. Non, elle sera pour Ernest.
Ernest qui se déploie un peu pour mettre son joint entre mes lèvres.
Je fais une drôle de tête sur le moment, certainement à cause de l'odeur mais je l'écoute.
Il dit que c'est 'un truc de grande personne' et j'ai le coeur qui se serre un peu. J'y connais pas grand chose au monde des grands mais j'y mets un pied, pour lui.
J'inspire, je tousse, j'ai mal, ça me pique dans toute la gorge. C'est bien un truc d'adulte pour me faire aussi mal. Dans une grimace je lui rends son joint, à moitié dégoûté. « je sais pas comment tu fais, c'est pas bon. » Je ris parce que sans le savoir je l'admire encore plus. Ernest sait avaler de la fumée. Je me perds une nouvelle fois dans son regard et pour la première fois depuis des années, j'ai l'impression de pas me sentir trop seul. « tu sais, si y avait pas de professeur de maths ou de Miles, je crois que c'est que j'aimerais le plus. » Je fais une pause et me recule un peu, par peur de me prendre un coup. Les gens que j'aime me blesse, c'est un réflexe. « tu me ferais quoi, toi, si je t'embrassais ? »
Quelle question Bass : du mal.
L'amour qui m'aime pas, c'est possible, ça ?

c'est quoi embrasser ?
Bah tu parles d'une question.
Si Ernest sait fumer moi je sais comment embrasser.
Les mots se précipitent sur mes lèvres, je peux plus rien retenir.
« embrasser c'est comme fumer : ça peut te faire tourner la tête. faut juste faire les choses biens. »
Je lui souris. Je pourrais très bien lui parler de ma façon d'embrasser les hommes chauves et un peu trop vieux pour moi mais ça serait pas intéressant. Et puis Ernest finirait par tirer une drôle de tête.
Maintenant qu'il est là j'ai pas envie qu'il s'en aille.
Ça fait des semaines que je fais tout pour exister un peu à ses yeux.
J'approche mon visage du sien.
Je respire plus très bien mais je me débrouille pour parler.
« moi aussi je peux te montrer comment on fait. c'est pas un truc de grande personne. je le fais depuis que j'ai huit ans. » Je lui souris. Ma main se pose sur sa joue et je m'avance encore un peu.
Mais là, j'ose pas l'embrasser.
Je sens mon corps qui se braque, trop habitué aux coups de Miles. J'attends je sais pas trop quoi mais j'attends.
J'ai un peu la trouille, aussi.