SOUND OF SILENCE (IZ)

Nuit noire.
Pas de lune, pas d’étoile. Juste les spots lumineux des lampadaires. Moi j’aime bien ça, me promener la nuit, avec ou sans mon vélo, avec ou sans Coma, avec ou sans alcool.
J’aime bien le silence et le froid et le noir en même temps. J’aime bien m’entendre respirer et n’avoir rien à dire. J’aime bien dire à papa et maman « je sors », les entendre râler et dire non mais partir quand même, la veste en jean sur les épaules. Et puis un pied, deux pieds sur le trottoir et commencer à marcher. Voir les fenêtres des maisons éclairées, entendre les chiens aboyer dans les garages fermés.
J’aime bien. Pour un milliard d’autres raisons.
Mes baskets trouées/fatiguées/surexploitées foulent le bitume. Mes souliers blessés, comme dirait Rimbaud. Et puis un coin de trottoir pas trop humide, sous un lampadaire (parce que j’aime pas trop le noir complet). Je m’y assieds et j’allume une cigarette.
C’est l’habitude.
Moi ce qui me fait peur avec les cigarettes c’est les dents jaunes. Alors je fais bien attention à me brosser les dents trois fois par jour pendant longtemps. C’est pour me donner bonne conscience (mais je crois que ça sert pas à grand-chose). Je regarde les voitures qui défilent devant mes yeux. Il y en a pas beaucoup. C’est drôle de regarder l’attitude des conducteurs. Comme ce gars-là, au volant de sa petite voiture un peu moche. Il a des cernes immenses et pourtant il a pas l’air malheureux. Il a un sourire niais sur le visage. Peut-être que sa femme vient d’accoucher. C’est comme dans les films, les nouveaux-papas ont toujours l’air très fatigués et très heureux en même temps.
Des pas sur le trottoir. Silhouette sombre sur vraie-nuit.
Je regarde.

Invité

il fait silence, la nuit, à palo alto. il fait silence, et puis c'est beau. on n'entend que le vent dans les branches des arbres, les chats qui se battent leurs territoires (j'aime pas ça), un peu des sirènes de pompiers, de temps en temps, et quelques moteurs de voiture. certaines fois, on entend des gens crier quand on passe devant les maisons. des gens qui se disputent, des gens qui crient de joie. des gens bourrés.
et puis on m'entend moi, la nuit, à palo alto. on entend mes baskets qui rappent le sol. ou le sol qui rappe mes baskets. un peu des deux, je crois. on entend mes doigts qui craquent, parce que ça m'amuse. on entend la pierre de mon briquet qui roule sans raison, sans de cigarette à allumer, la pierre qui roule seule, triste. on entend ma respiration, des fois douce, des fois forte, des fois saccadée, quand je m'amuse à courir d'un pâté de maison à un autre, sans raison.
on entend les chauves-souris aussi.
c'est joli palo alto, la nuit.
et puis y a aussi d'autres garçons, des autres que moi, qui se promènent seuls la nuit, eux aussi. y en a un, blond. il est blond comme les blés, tout clair, sous le lampadaire. ça rend pas joli, la lumière des lampadaires. c'est trop clair, pas assez naturel. trop ceci, pas assez cela. il aurait pu choisir de rester dans le noir, le garçon, à la lumière de sa cigarette. dans le noir, c'est facile de trouver les choses jolies, puisqu'on ne les voit pas vraiment. (c'est peut-être pour ça que j'aime palo alto, la nuit.) mais lui, il a choisi le lampadaire.
mais lui, ça lui va bien les lampadaires. il a de la chance.
j'approche, j'approche de lui, du garçon assis. je lui souris. il me donne envie de lui sourire, ça me vient comme ça. je sais pas pourquoi. mais je souris.
t'aurais pas une cigarette pour moi, s'il te plaît?
mon briquet s'ennuie, tout seul. il voudrait mettre le feu à quelque chose. tu nous rendrais grand service. tu serais un ange. un ange du lampadaire.

Il s’approche (parce que c’est un garçon, ça se voit aux épaules un peu carrées, aux cheveux courts et bataille sur le sommet de son crâne, à la façon qu’il a de poser un pied devant l’autre, au bruit de ses chaussures qui effleurent le sol et puis à sa voix aussi, un peu grave, un peu adolescente).
Il rentre dans la tâche de lumière sale formée par le lampadaire. Il sourit et puis je vois qu’il a des bagues. Je croyais que c’était rare, moi, d’avoir des bagues, à notre âge. Il me demande une cigarette et il ajoute s’il te plaît, ça me fait un peu hausser les sourcils. Pas à cause de la cigarette, mais à cause du s’il te plaît. J’croyais que la politesse c’était une denrée rare, chez nous. Mais apparemment, non, lui il a tout compris.
Je sors mon paquet de clopes et j’en tends une au garçon. Tiens, je dis. Puis : Tu peux t’asseoir, si tu veux. Et moi aussi je dessine un sourire avec ma bouche. Pour lui montrer que je suis un gentil garçon, poli, aussi. Et que je suis pas un type bizarre qui traîne tout seul dans la nuit (lui aussi traîne tout seul dans la rue le soir, mais il me fait pas peur). Silas, je dis, pour me présenter.
Je crois que c’est comme ça qu’il faut faire,
et peut-être rajouter « enchanté » derrière. (j’espère que c’est un gentil garçon) Je le regarde. Mais… T’as le droit de fumer et d’avoir des bagues en même temps ? je demande. Puis je rigole un peu (je sais pas pourquoi, c’est peut-être la fatigue, ou peut-être le bonheur de pas être tout seul).