T'écrases ta cigarette contre le mur que tu longes depuis une dizaine de minutes. Tu venais de voir Chris, pas très bien d'ailleurs. Tu sais pas, t'es un peu bonne sœur dans ces moments là. T'étais à l'écoute, ouais bon c'était ta meilleure amie aussi, mais t'aimais pas écouter. Pourtant. Aujourd'hui était ton jour de bonté. Tu avais fini par la laisser tranquille. Faut respirer. Menteuse. Toi tu dois respirer. Ou plutôt faire ta comère. T'étais là. Tu regardais tous les coins de rues. Tu recherchais quelque chose, ou, plutôt quelqu'un. T'étais au parc : rien à signaler. Tu soufflais. T'en avais marre de chercher l'aiguille dans la botte de foin. Tu continuais malgré tout. Tu voulais trouver cette aiguille. Ouais. Têtue en plus. Pourquoi t'es obligées de te mêler des affaires des autres ? Si tu fais ça c'est à cause de ta curiosité que tu faisais le tour de la ville. A pieds. Ouais t'es trop jeune pour le permis. Trop pauvre pour un ticket de bus. Aha. Tu te diriges vers ta dernière destination avant d'abandonner. T'as rien à faire. Ca t'occupes. Excuse bidon. Tu restes quelques temps à attendre. Tu réfléchis sans vraiment réfléchir. Tu fais semblant. Puis. Tu souffles. Comme le vent dans tes cheveux. Tu t'avances doucement vers la porte. T'es encore hésitante. Mais bon. Tu frappes. T'oses pas sonner. Ton aiguille ouvre la porte. Tu souris. Tu sais pas quoi dire donc tu te contente d'un « Euh..Salut ? » Ah elle est muette. C'est vrai. « C'est Millie, la copine de ta soe..de Chris. » T'hésites même sur les mots. Tu sais pas si elle va répondre ou te regarder ou même pire te fermer la porte au nez. Mais t'es là. Tel un soldat au combat.

Il est tard, elle danse depuis deux heures déjà. Elle danse seule chez elle, seule pour elle. La musique résonne comme un alcool trop fort entre les murs mal isolés du truc qui lui sert de logement. Elle danse à tue-tête et chante de tout son corps – elle est seule comme jamais, seule sans fantôme et c'est fort, c'est doux. Elle a des clopes entre les doigts et des bleus sur les pommettes. Il fait beau dans sa tête et elle ne saurait dire s'il pleut ou s'il neige dehors. Elle a mis sa robe, la blanche, celle qui lui fait un cul d'enfer. Ce soir elle va s'envoyer en l'air et ça lui fout le cœur au chaud et les cuisses à l'envers. Elle attend son prince d'un soir – il est moins beau qu'Anton mais il saura faire l'affaire. Tant qu'il lui demande pas de parler, tant qu'il lui demande pas de faire semblant. Elle veut qu'on abîme un peu plus son corps, elle veut qu'on lui fasse oublier l'autre connard et le fantôme. Elle ne veut plus d'amour dans sa poitrine ni de vent dans son salon. Elle veut un gars violent et des griffures le long du dos. Elle est belle, la Jeff-pouffiasse, la Jeff-rebelle, la Jeff-je-vais-coucher-avec-ton-père.
Elle danse encore pour aller ouvrir la porte, elle danse encore pour faire entrer son prince-connard-du-soir ; elle danse encore quand la déception abat son corps comme un coup de hache bien placé. Le prince n'est pas prince mais princesse, princesse fantôme. Elle la connaît sans oser la connaître, connaissance d'une connaissance, quelque chose comme ça. C'est pas la première fois qu'elle lui parle mais bien la première qu'elle ose se pointer chez elle pour elle. Les sourcils haussés comme dans un qu'est-ce que tu me veux ?, Jeff reste plantée là de longues secondes. L'autre se présente et elle soupire. Connais pas de Chris, tu dois te planter. Elle ne relève pas – elle ne relève jamais, inutile – et se décale pour la laisser entrer. Parle, et vite gueule son dos dénudé. Elle se ressert un verre de j'sais-pas-quoi qui brûle la gorge et en propose un à la brune, à la Millie sûrement perdue, puis baisse la musique dans sa tête – puis baisse la musique sur la chaîne. Faudrait pas qu'elle n'entende pas son silence.

T'es culotée. Sans gênes. Voir impolie. T'arrives chez des inconnus. Enfin connaissances. C'est la même. Elle attend quelqu'un. Avec sa petite robe. T'es venu au mauvais moment. Trop tard. Elle accepte que tu rentres. Tu peux respirer. Tu ne connaitra pas la sensation de la porte qui se ferme sous ton nez. Pourtant. Elle a pas l'air contente de te voir. Mais tu rentres. Tu sais même plus pourquoi t'es là. T'acceptes son verre. Inconsciente. Mouais. Tu t'en fou. Tu bois quand même. Pour faire honneur. Connerie. Pourquoi tu t'inventes des excuses. T'es perdu un peu. Tu voudrais juste partir. L'air est trop tendu. C'est fou. Irrespirable. Tu remet tes cheveux. Tu sais pas comment parler. Quoi dire. Wah. Le néant. Même pendant un examen c'est pas comme ça. Tétaniser. C'est le verbe parfait. Tu souffles. Une fois...deux fois. «Pourquoi t'as été méchante avec Chris?» Tu fais une pause. Tu grimaces. C'est de la merde ce que tu as dit. «Chris, elle a le même nom que toi, le même sang non ?» Tu sais même pas pourquoi tu te mêle de leur histoire. T'aimes pas voir ta meilleure amie souffrir. Les histoires aussi. C'est nul. C'est pour les gamins. Tu serres les poings. «C'est chiant de voir Chris, mal par rapport à ce rejet que tu fais tu vois» Ouais là t'as jouer cartes sur table. Directe. Bien. SOS Millie à la rescousse des gens. Ouais t'essais d'aider les autres. Mais toi. Ta jamais demander de l'aide. Tu sais pas pourquoi. Tu sens que tu vas regretter d'avoir dit ca. Pourquoi. T'es une comère. Voilà tout. Millie la comère.

Le verre tourne entre les doigts fins de Jeff et elle observe l'alcool virevolter contre ses parois transparentes. Elle aurait du se mettre du vernis, elle aurait du avoir de plus belles mains, faire un peu plus femme, encore. Ses ongles partiellement rongés la tracassent plus que la brune qui semble manquer d'air face à elle. Pourquoi est-elle encore là ? S'attend-elle vraiment à ce qu'elle se mette soudainement à parler ? La blonde soupire et lève les yeux sur l'invitée-non-invitée. Peut-être que son regard glacé saura la faire partir. Peut-être qu'elle y lira non, j'ai pas envie de t'voir, pas envie de t'parler, pas envie de t'accorder une seconde – un soupir – un effort – une pensée. Elle a l'air coincée, la petite brune, comme si elle avait tout un univers enfoncé dans le cul et qu'elle devait pas le laisser tomber. Jeff pouffe, Jeff boit, Jeff entend à peine la question. Méchante avec. (absence)
Elle s'est laissée démonter.
Elle comprend plus rien un instant puis se rattrape à ce verre au liquide brûlant. Elle le finit, relève les yeux vers Millie-non-invitée et s'en ressert un peu. Une, deux, trois gorgées. La gorge en feu mais le cœur un peu refroidi, un peu calmé, la blonde retrouve ses pensées. Sa distance. Elle hausse un sourcil et fait claquer son verre de nouveau vide sur la table Qui ça ? Connais pas, vraiment, tu dois te tromper. Son air interrogateur en est presque insultant, mais elle voit pas, vraiment, qui c'est cette comparse de sang.
Comme la gamine devant elle ne semble pas vouloir bouger, Jeff prend une chaise et s'assied (la politesse, c'est partir, t'entends ?). Elle soupire tous ces mots qu'elle ne gaspillera pas et hausse les épaules, pas comme un je sais pas, non, elle a pas de réponse, parce qu'elle comprend pas. C'est ce que son corps désinvolte hurle, c'est ce que ses yeux désintéressés crient. Je comprends pas de quoi tu parles, je vois pas de qui tu m'causes. Elle s'en excuserait presque, sous sa robe blanche-je-vais-coucher-avec-ton-père. T'as perdu ton temps, tu t'es déplacée pour rien, c'est pas ici, ta Chri-j'sais-pas-quoi. C'est la mauvaise porte, ici j'suis toute seule, ça fait des mois que j'suis toute seule. Elle l'observe, confuse, et lui propose de lui resservir à boire. Elle a les sourcils un peu haussés, les doigts tremblotants et pas vernis, et la non-voix dé-so-lée. Fais ce que tu veux mais magne-toi, j'attends la vie, moi.

T'as perdu ton assurance en franchissant la porte, c'était sûre. Elle était muette mais qu'est-ce qu'elle était imposante. Son regard l'est. Il est trop tard pour faire demi-tour. Tu ne sais même pas où regarder, tu finis pas regarder ton verre presque vide, ça te fait grimacer. Elle te fais même sursauter au son du verre qui se pose sur la table. Tu la regardes. Pourquoi elle fait la sourde ? Elle ne l'ai pas à ce que tu saches. Juste muette. Pas sourde. Tu tortilles tes fins doigts  autour du verre tu n'as rien à faire. « Pourquoi ? Donne une explication c'est pas compliquer » ouais c'était ce que t'étais venu chercher. Une explication. Simple. Claire. Rapide. Non. Pas avec la blonde muette mais agacée de ta présence. Tu le sais. Pourtant tu ne bouge pas. Tu veux une explication. «Tu peux écrire c'est plus simple» dis-tu de ta voix qui commence déjà à trembler. T'as perdu ta crédibilité. Ta force on va dire. C'est pire qu'une interro surprise là. Pire qu'un interrogatoire de prison surement. T'en sais rien. Mais si tu avais le choix. Tu choisirai l'interogatoire de prison. Au moins ils parlent. Tu entends la muette s'installer. Bah ouais c'est chez elle. Tu ne bouges pas. Histoire de ne pas mourir. Tu préfères quitter la maison saine et sauve. Intacte. Elle te regarde. Elle te transperce avec son regard et ses beaux yeux. Ouais t'as quand même eu le temps de voir ses yeux. Ils sont beaux. «Ils sont beaux tes yeux, et t'as une belle robe» Mhm...ouais, essais encore surement. Vu que le sujet est trop sensible faut bien trouver quelque chose à dire non ? Comme on dit : advienne que pourra. Tu t'es foutu où encore Millie sérieusement. Tu pourrais fermer ta bouche la prochaine fois et t'occuper de tes affaires. Dit la petite voix dans ta tête à ce moment.

Le silence, depuis des années, est un choix. Jeff revoit sa sœur, dépitée, la prévenir du monde qui l'accueillerait comme une demeurée, comme une débile. Elle revoit sa sœur lui raconter à quel point le monde est aveugle, au moins autant qu'elle est muette. Et, devant ses yeux, dans son propre salon, la brune non-invitée vient confirmer ses dires. Écris, c'est plus simple. Jeff lui rirait bien au nez, elle lui gueulerait bien un tas d'insultes pour lui montrer comme elle sait bien parler.
Mais non. Mais, comme les autres, elle ne vaut pas la peine. Elle ne vaut pas mieux que la paix des non-dits, que le calme de son silence. Elle retient même son rire et finit son autre verre. La brune est assez gênée comme ça. Elle lui ferait presque de la peine, debout, décidément en trop dans cette maison qui ne l'attendait pas.
Alors elle sourit quand l'autre lui fait un compliment. Un sourire gentil, un sourire presque amical, un sourire qui dit t'es aveugle mais pas méchante. Qui avoue qu'au fond la blonde n'a rien contre elle. Elle doit avoir quinze ans à peine. Peu importe ce qui la pousse à venir, ce n'est sûrement pas mauvais.
Et Jeff oublie son rencard-en-retard et les faux-pas de la non-invitée et lui tend une chaise. Si elle doit rester jusqu’à ce qu'elle comprenne, autant qu'elle soit bien installée. Ses yeux bleus l'observent un peu plus attentivement tandis qu'elle s'allume une clope. Elle lui en propose une puis fronce les sourcils, hésitante. Peut-être qu'elle est encore un peu jeune pour fumer. Peut-être qu'elle est encore un peu jeune pour comprendre quoique ce soit d'une fille pas décidée à parler.