- Y a un macdo pas loin ?
Il demande.
Ça m’étonne parce que je suis sûr que Pablo c’est le genre de mec à aller bouffer dans des restaurants étoilés, trois fourchettes à gauches, trois couteaux à droite (et deux verres aussi devant son assiette).
Et rien dans l’assiette.
- Ouais
Je réponds. Et je le guide avec des tout droit des tourne à gauche ah non en fait c’est pas là (au bout de quelques minutes on le trouve enfin, ce foutu mac do).
Je descends du vélo avec Pablo derrière moi, les mains dans les poches.
On rentre dans le fast-food et la chaleur de la pièce me fait le plus grand bien.
C’est qu’on doit faire tellement tâche, Pablo et moi, lorsqu’on est côte à côte. On doit avoir l’air très dépareillé et très hétéroclite.
- Je te laisse commander, j’ai pas de thunes sur moi pour m’acheter à bouffer. Je t’attends là-bas.
Je le laisse tout seul dans la queue et je traverse le restaurant, l’air nonchalant. On est pas nombreux, à cette heure-ci. Je sens les regards des gens descendre sur mon marcel et mon jogging sale puis remonter sur mon visage écorché.
J’aime pas quand on me dévisage.
Quand on me regarde et qu’on me juge.
J’vous jure s’ils continuent moi je vais cracher dans leurs hamburgers. Mes poings se serrent au fond de mes poches. Je vais rejoindre la banquette la plus au fond et je m’y affale.
Je les dévisage tous, maintenant, moi aussi. J’ai un sourire moqueur quand mes yeux croisent celui du petit gros qui s’empresse d’avaler ses big-macs, et puis tous les autres aussi.
Bon Pablo qu’est-ce que tu fous

Je pose mes deux coudes sur la table.
Mon visage dans la paume de ma main et ma grosse joue d’enfant qui dépasse jusque sur ma paupière.
Je crois que je suis un peu fatigué. Et mon menton me lance.
- Tiens je t'ai pris ça.
D’abord je le regarde bien droit dans les yeux, avec mes sourcils qui se froncent et ma moue qui devient en colère. j’ai envie de lui dire : je croyais t’avoir dis que j’avais pas besoin de toi, que j’avais pas besoin qu’on s’occupe de moi. T’es con ou quoi, t’es con ou quoi en plus d’être pédé.
Puis finalement je tire le plateau qui s’est arrêté à mi-chemin et je le tire vers moi.
Je me sens un peu comme une merde.
Avec mon vélo qui tient pas la route, mes fringues pourries et mon portefeuille vide.
- Merci, j’te rembourserai plus tard.
Je trempe mes frites dans le ketchup et je les mange d’abord une par une pour avoir l’air poli. Puis en quelques minutes j’ai tout, tout avalé, un peu comme un aspirateur. Et ça me fait chaud dans le ventre avec l’hamburger mais froid aux dents à cause du mcflurry (c’est écrit sur le truc en carton, c’est même plutôt bon).
Toujours les coudes sur la table, je regarde Pablo qui mange.
- Pourquoi tu fais tout ça ?
C’est ce que je demande d’abord. Et puis
- J’peux me débrouiller tout seul tu sais.
Je suis un peu agressif malgré moi. C’est que j’ai pas l’habitude, je suis un peu comme un loup. J’suis un sauvage, moi. J’ai pas l’habitude qu’on m’amadoue et qu’on m’emmène dans des endroits chauds avec des paroles gentilles. Ça me fait fuir, ça me rend tout raide, presque stressé.
C’est que j’ai toujours été tout seul
Et que les coups de poings sont les seuls contacts humains que j’ai vraiment eus.
Je sais même plus qui m’a pris dans ses bras pour la dernière fois.
???

Y a sa bouche qui fait un O et un soupir en sort.
C’est peut-être sa façon de me dire : tu me fais chier Sal. Arrête de faire la tête, Sal. Tu veux pas sourire un peu, Sal. Pourquoi t’acceptes pas qu’on te tende la main, Sal.
- Tu sais Sal, les gens dont personne s'occupe, un jour faut que quelqu'un commence à les considérer, sinon, ils meurent tous seuls. C'est pas grave si tu me rembourses pas. Je suis pété de thunes.
Je baisse les yeux.
Je vais pas mourir tout seul, moi. Je vais trouver quelqu’un, je vais bien finir par me trouver un ami, un meilleur ami ou une amoureuse avec qui faire un bout de chemin.
De toute façon j’ai pas pour projet de vivre longtemps.
Je veux pas me voir avec des cheveux blancs. Et des rides. Et avoir les os les jambes les bras la tête qui me font du mal.
- Ça fait quoi d’être riche
Je demande.
Ça fait quoi d’entrer dans un magasin et de pouvoir acheter ce qu’on veut, ça fait quoi d’avoir toujours les poches pleines le frigo rempli de l’essence dans la voiture
- T'as quel âge, Sal ?
Et là c’est le moment où mon interlocuteur apprend que j’suis qu’un gosse.
- Seize ans, pourquoi ?
Pause.
- Et toi ?
Sûrement plus de seize ans. Il se comporte presque comme un adulte, Pablo, ça se sent, c’est un garçon sage et valeureux, c’est tellement pas moi. Et pourtant, je reste avec lui. Je le fais monter sur mon vélo, je le laisse soigner mes bobos et m’acheter à manger. Je grogne un peu mais moins que d’habitude.
Et il se défile pas, il a pas peur.
Pas peur de Sal l’abruti.
Peut(être qu’un jour c’est moi qui en aurait marre de lui. Marre de Pablo et son argent. Marre de Pablo le garçon flambant neuf. Marre de Pablo main tendue. Marre de Pablo le rêveur.

Il répond pas à ma question.
Il est nul, Pablo. Je voulais savoir, moi, vraiment. Après moi je lui aurai expliqué ce que c’est d’être moins riche mais sans me plaindre, je lui aurai dit, tu vois, moi j’ai peut-être pas de polo avec un crocodile dessus mais j’suis peut-être bien moins malheureux que toi.
- Seize ans ! Mais t'es grand. T'es trop grand. Je suis sûr que si tu lèves les bras tu peux toucher le ciel, non ?
Je pouffe un peu.
- J’suis pas si grand que ça.
Et puis j’ai pas essayé pour le délire de lever les bras. J’essaierai quand je serai tout seul, une nuit, et qu’il n’y aura personne pour me regarder (et quand Pablo ne sera pas là sinon il sera trop content de me voir faire). J’essaierai aussi quand j’aurai bu un peu, là j’aurai peut-être la sensation de toucher le ciel.
Ou quand je serai amoureux (il paraît que ça fait ressentir des trucs dingues).
On verra bien.
Il me dit qu’il a dix-huit ans, il est presque grand, presque majeur. C’est beaucoup dix-huit ans, tout de même.
- Tu veux faire quoi plus tard Sal ?
Je fronce les sourcils une fraction de seconde.
- Du vélo la nuit dans Palo Alto.
Je dis ça, l’air très sûr de moi. Je veux pas faire autre chose, je veux pédaler, sentir l’air de la nuit glisser sur ma peau. Je rassemble mes jambes au dessous de moi de façon à être assis en tailleur sur la banquette.
Je me demande si on va se faire virer du Mac Do à parler aussi fort et avec moi qui me tient n'importe comment.
- Et toi qu’est-ce que tu veux faire ?
Je suis sûr un truc genre écrivain ou artiste (sculpteur de bustes ou ???).
Ça lui irait bien. Enfin ce serait tellement une activité à la Pablo.

- Moi, capitaine de bateau.
Je le regarde avec des yeux qui font attends t’es sérieux, là ? J’aurai jamais cru. À la limite un métier où on gagne plein d’argent, d’accord, mais capitaine de bateau… Mais ça lui va bien, je l’imagine bien à la barre en train de contempler l’immensité et composer des vers en même temps pendant ses traversées infinies.
- Je suis un peu pareil que toi alors, vu que je veux faire capitaine de vélo…
Je souris.
C’est un sacré boulot, capitaine de vélo, faut pas croire que c’est facile.
Faut le sortir, l’entretenir, réparer les pièces cassées et parfois il faut savoir s’en séparer. Un peu comme avec un animal. Moi ça fait longtemps que je le traîne, mon vélo, va falloir que je change, il tient de moins en moins la route (je sais pas en prendre soin) et il commence à devenir trop petit pour moi et minuscule quand il y a Pablo en plus.
- Mais, le jour alors, tu feras quoi ? Du vélo aussi ?
Je hausse les épaules.
- Je travaillerai la nuit, le jour je me reposerai.
J’ai l’air tout fier de ma réponse. Y a des gens comme ça qui font ça, qui travaillent la nuit. Ils ont bien raison. La nuit, il y a une ambiance, une atmosphère incomparable au jour.
C’est que je préfère regarder l’astre blanc plutôt que l’astre jaune : il me fait moins mal aux yeux dans les tournants.
- Je pensais que tu voulais être artiste. Ou peut-être écrivain. Tu sais, faire quelque chose avec ta tête et tes mains en même temps. Ça t’allait bien. Mais capitaine de bateau c’est très bien aussi.
Je crois que j’aurai peur d’être sur un bateau.
Peur qu’il coule.
Je sais même pas si je sais nager.
La mer je la regarde pas vraiment.
Je préfère le bitume.

Il dit qu’il saurait pas être un artiste.
Pourtant je suis sûr et certain que si. Il doit avoir l’esprit plein de fleurs et très céleste, et puis ses mains, je suis sûr aussi qu’elles savent dessiner, peindre et sculpter.
Peut-être qu’il est trop modeste.
- Déjà, mes parents ils voudraient pas, et puis, je suis bon qu'à lire de la poésie ou pleurer en lisant des livres, ça fait pas de moi un artiste.
Là je me dis que j’ai peut-être de la chance de n’avoir qu’un grand frère.
Qui ne me demande pas grand-chose.
De l’aider de temps en temps. De travailler à l’école (même si j’oublie souvent cette partie).
Mais surtout il me dit qu’il est bon qu’à lire de la poésie et pleurer en lisant des livres.
Pleurer en lisant des livres ???????
Je le regarde avec des yeux très ronds.
- Tu pleures en lisant des livres ?
Je m’entends rire.
- C’est un truc de pédés, ça, non ?
Puis là je m’esclaffe très fort.
Les garçons ça ne pleure pas. Un garçon c’est fort, ça a les yeux secs. Un garçon doit pas se plaindre. Un garçon doit se bouffer quinze fois le bitume s’il faut mais un garçon ne pleure pas. Il a toute l’enfance pour verser ses larmes, après
c’est terminé.
Faut être fort.
Et pleurer devant des pages c’est pas ce que j’appelle être fort.

Il a l’air un peu en colère.
Ça s’est vu avec son visage qui s’est déformé pour devenir triste quand j’ai rigolé très fort dans tout le Mac Do. Je sais pas si je dois m’excuser. Et puis de quoi, d’abord ? Peut-être que je devrais encore le remercier pour la nourriture. Je passerai peut-être moins pour un sale gosse.
- Pourquoi t’es méchant avec moi ?
Il dit, en finissant son repas.
(là c’est moi qui devient un peu livide)
- Je me doute bien que y a des gens qui ont été méchants avec toi mais c'est pas de ma faute, ça, c'est pas sur moi qu'il faut se venger.
Il a l’air très calme quand il dit ça. Si je suis tellement méchant, alors pourquoi il vient pas me casser la gueule, pourquoi il me cogne pas à l’arrière du restaurant, pourquoi il m’envoie pas des coups de pieds dans mes côtes ?? C’est comme ça quand je réagit avec quelqu’un qui est méchant avec moi :
je retrousse mes manches, je sors les poings et je dis viens te battre.
Mais ça doit encore être un truc d’homo, la paix dans le monde et tout ça. Moi la paix dans le monde, je l’emmerde tant que j’aurai pas trouvé ma paix à moi.
- Je suis pas méchant avec toi.
Je pousse un long soupir fatigué.
- Je fais pas exprès.
Il me demande « tu me ramènes ». Je réponds pas, je me lève.
On laisse nos plateaux vides derrière nous, dévorés jusqu’à la dernière miette.
J’ai une boule au fond du ventre.
Je reprends les commandes de mon vélo, mon capitaine de bateau dans le dos. J’essaie de retrouver le chemin jusque chez lui dans les rues mal éclairées de Palo Alto.

(on se perd plusieurs fois et puis je le dépose devant sa jolie maison et je lui fais un joli sourire qu’on dirait de la contrefaçon)