innocence.
les mains couvertes de sang : le sien, et celui d'une autre fille qui a dit les mauvais mots au mauvais moment. elle ne devrait pas se battre autant... mais elle ne supporte plus rien.
elle en a assez d'entendre l'aînée geindre : innocence, j'ai besoin de ça, tu peux aller le chercher ?
innocence, j'ai envie de chocolat avec des cornichons. tu me prépares une tartine ?
innocence, j'ai pas le temps de faire le ménage. j'ai mal au dos et c'est mauvais pour le bébé. tu peux le faire ?
innocence.
innocence.
innocence.
elle n'a qu'une envie, enrober la maisonnée décrépie dans de l'essence. et allumer : tout voir brûler.
les cours ne sont pas faciles : elle ne suit rien et passe son temps à se faire réprimander : donc elle en a assez. elle parvient à avoir de bonnes notes, ce qui fait qu'elle ne comprend pas ce qu'ils lui reprochent. et ses potes... ils se détournent, les mains dans les poches.
tout ce qu'elle veut, innocence, c'est la paix. la tranquilité. faire son deuil de jeff, essayer de se pardonner et d'oublier le mal qu'elle lui a fait. d'oublier qu'elle l'a perdue en ouvrant ses cuisses nues à anton, le pas-si-inconnu.
tout ce qu'elle veut, c'est qu'avec archi ça aille mieux. qu'il parvienne à oublier la rancoeur qu'il a envers l'innocente qui est allé avec un autre que lui. elle ne comprend même pas pourquoi il lui en veut tant, et ça l'ennuie.

mais en même temps, elle est contradictoire. parce que si elle se trouve aujourd'hui près des casiers, c'est avec un papier chiffonné destiné à l'amoureux. au malheureux.
caleb.
cal.
leb.
elle hésite, le tourne et le retourne dans sa main barbouillée d'anthracite. elle aimerait le revoir, mais est-ce une bonne idée alors que tout va mal, qu'elle est si brisée ?
finalement, elle dépose le papier dans le casier et s'apprête à tourner les talons lorsqu'elle l'aperçoit.
j.
u.
n.
une brise d'été, la chaleur d'un mois de juin fleurit, tant d'innocence et de pureté. l'amie d'enfance qui a toujours été là, qui a toujours accepté de la prendre dans ses bras.
mais aujourd'hui, innocence est perdue : elle lui en veut, parce qu'elle déteste le monde entier. elle aimerait hurler. jun est aisée ; innocence est brûlée vive pour trouver de l'argent durement gagné. jun est aimée de ses parents ; innocence ne les a pas revus depuis trop longtemps. jun est parfaite, toute d'enfantillages et de candeur ; innocence est corrompue jusqu'à la moëlle, elle et ses phalanges déchiquetées par des bagarres trop fréquentes.

- hey.

elle la hèle lorsqu'elle passe à côté d'elle. une main sur l'avant-bras, un sourire un peu las.

- tu fais quoi ? t'as cours là ?

elle ne sait pas ce qu'elle veut : l'envie de destruction lui vrille le cerveau, vrombit dans ses veines. elle a l'impression d'être enfermée dans des canivaux. et passer ses nerfs sur jun serait répréhensible... mais en même temps, elle a envie de la secouer. de lui montrer que non, le monde n'est pas tout rose, qu'il est surtout grisé et biaisé.

- on sort, viens.

elle ordonne plus qu'elle ne propose, agrémentant ses mots d'une pression sur son bras pour la forcer plus ou moins. elle sait que jun est une bonne élève, qu'elle ne sèche jamais, mais innocence a besoin d'elle même si elle ne l'avouera jamais.

- fait trop beau pour rester enfermées dans cette prison.

elle déclare en haussant les épaules. le ciel est gris derrière les fenêtres, mais elle n'en a rien à faire : elle se sent oppressée ici.

jun. aussi majestueuse que neptune. la taille fine, une allure gracile, et des boucles blondes sur lesquelles pourrait tourner le monde.
une fille parfaite, un tout petit être. un baiser sur la joue, et c'est un énorme caillou qui la quitte, qui s'en va aussi légèrement qu'il est arrivé, qu'il est né.

- parce que s'il n'y avait que moi, tu serais pas venue ?

elle demande, d'un air boudeur, d'un air de reproche genre on est pas assez proches ? tu m'aimes plus, dis, je compte plus ? elle n'aurait déjà pas dû demander. c'est trop osé. c'est mettre des mots sur leur relation, alors que tout va mal et que bientôt, jun aussi testera l'abandon.
de l'innocente innocence.
de l'enflammée innocence.
d'une innocence trop butée, trop blessée.
elle lui prend la main, un peu trop brusquement, pas assez prudemment. parce que jun, elle a l'air si fragile qu'elle a peur de la briser, la casser comme une vulgaire poupée.
elle s'excuse d'un regard emprunt de culpabilité, pas un mot de plus. déjà, la colère la ronge de n'obtenir pas plus d'amitié, pas plus de sentiments agréables de la part de la jeune fille.

- t'as pas envie de me voir ?

elle demande, plus candide qu'elle ne l'a été ces dernières semaines. elle la tire derrière elle, ne souhaitant qu'une chose : de l'air. ces couloirs l'opressent, lui rappellent toutes les erreurs qu'elle a comises et qui gisent comme des cadavres sur le marbre.

- ça fait longtemps qu'on a pas passé de temps ensemble.

elle dit, avant de se mordre la lèvre inférieure, non sans un regard pour l'intéressée. ce serait lui avouer : parce que les yeux sont le miroir de l'âme, et que peut-être que dans le chaos qui consistue l'innocente, il reste encore de l'espoir. tout ne va peut-être pas choir et entamer une descente aux enfers.
enfin, elle se retourne, lui fait face.

- peut-être que tu venais ici pour une raison précise ?

elle questionne, un peu trop indiscrètement. mais derrière ses mots se cache l'affreuse vérité que, peut-être, innocence l'ait privé d'un de ces moments privilégiés. d'un de ces moments où les adolescentes entichées viennent déposer un petit mot aux senteurs d'été pour l'élu de leur coeur encore trop niais.