Une fois, j’ai demandé à mes parents si je pouvais quitter le lycée. « Pourquoi faire ? », qu’ils m’ont demandé – « Pour devenir un pirate. », que je leur ai répondu en détournant les yeux. Ma mère a hurlé pendant au moins vingt minutes que je devais me sortir ces idées puériles de la tête, et moi j’ai muettement hoché la tête, oui oui maman, d’accord maman, je te promets de faire des efforts maman, je comprends maman. Va te faire foutre maman. C’est toi qui ne me comprends pas. Tu n’essayes même pas. Alors chaque jour, je dois trouver de quoi m’amuser – hier j’agrémentais toutes les tables sur lesquelles je dormais d’un « LSD was here » (LSD was here mon cul, LSD slept here plutôt).
Et aujourd’hui je fais chier une camarade de classe.
« Dis Jeff, pourquoi tu parles jamais ? Et pourquoi tu fais tout le temps la gueule ? Pourquoi tu m’aimes pas ? Moi je t’aime bien ! »
Paf, sourire allègre dont l’éclat aveugle – trop de joie dans ce sourire, trop de joie et de lumière pour un monde aussi sombre, et trop de rires silencieux pour une interlocutrice aussi muette. On me reproche souvent de pas assez sourire, de toujours sembler trop détachée, trop renfermée, trop prisonnière d’un univers de chimères. C’est pas vrai. Que je souris pas assez. J’ai des tas de sourires à revendre, à distribuer, si un jour le marchand de sable démissionne je prendrais sa place et deviendrais le marchand de sourires. Parce que les sourires c’est important.
« Et pourquoi les piercings ? C’est pour te donner un air rebelle ? Ou alors tu t’troues la peau pour te faire du mal ? Pour te punir ? T'as fait quoi comme crime qui mériterait ça, Jeff ? »
Je questionne et formule les pires horreurs avec l’espièglerie inconsciente d’une petite fille, et j’imagine la blonde taciturne en Jésus anonyme qui se couvrirait la peau d’anneaux et de clous en hommage macabre à sa crucifixion – ça pourrait être Jésus-blondasse, ça pourrait être n’importe qui, je veux juste tuer les heures scolaires à coups de pourquoi.
« Pourquoi, Jeff ? »