Décris-nous ta relation avec tes parents : Deux ans que je les ai pas vus. Deux ans que j’ai quitté l’Utah, mon père, mes trois mères, mes six frères et onze sœurs. Le mode de vie mormon. Les sous-vêtements qui vous arrivent au genou, les chemises boutonnées jusqu’au menton. Pas le droit au café, au thé, au LSD. Dieu punit le sexe hors-mariage, mais tu peux te marier à tes deux cousines. N’oublie pas de toujours donner de beaux pourboires et aide ton prochain. Distribution de soupe, de couvertures aux sans-abris. C’était ma vie jusqu’à mes quatorze ans. Après, suite à une décision de justice, j’ai été placé en famille d’accueil, à Palo Alto. Chez deux gays pas très commodes. Roydon et Kendall. Les premières semaines, je les ai passées enfermé dans ma chambre. Ils ont fouillé mes affaires pour trouver des cigarettes ou des bouteilles. De l’herbe, de l’alcool. J’ai été testé pour toutes drogues, toutes maladies. Ils ont rien trouvé. Mon problème c’est pas les joints et la vodka-Redbull.

Je suis turbulent. Violent, peut-être. Méchant, à ce qu’il paraît.

J’ai fouetté mon père avec ma ceinture parce qu’il m’avait giflé. La goutte qui a fait déborder le vase... Une de mes cadettes avait raconté que je l’avais mordue. Vrai. Mais c’est elle qui avait commencé. Elle m’avait marché sur le pied. Et les gosses, faut vite leur faire comprendre c’est qui le plus fort. Faut vite leur faire comprendre que leur place, elle est pas dans mes pattes. J’aime pas les enfants. J’aime pas ceux qui crient, ceux qui pensent que les autres vont tout prendre en charge à leur place.

Il est pas solide mon père. Un mètre quatre-vingt-trois pour quatre-vingt kilos, même pas. C’est le drame, il a un cancer. Mes mères se demandent comment elles vont faire sans lui, avec leurs dix-huit enfants. Dix-huit moins un, elles ont plus à s’occuper de ma poire. Le juge en a décidé ainsi. J’ai pas trop compris qui était la menace dans l’histoire, moi ou eux.

Deux ans que je vis à Palo Alto avec Roydon, Kendall et trois autres adolescents placés. Ce n’est pas toujours les mêmes. Certains viennent, d’autres partent. Moi je reste, parce que c’est comme ça. Que je me tienne bien ou que je fasse des conneries. Une seule chose est sûre ; il est hors de question que je retourne chez mes parents. Parfois je reçois une lettre de leur part. Je leur réponds pas. Ma mère me manque de temps en temps. Mon père, non. Parfois, je pense à un de mes frères ou à une de mes sœurs. Je me remémore nos bons moments mais rien ne peut effacer les horreurs que l’on s’est dit, que l’on s’est fait. C’est comme si un repris de justice souriait en repensant à un camarade de cellule. Un camarade qu’il n’a pas hésité à frapper pour lui voler ses cigarettes. Des remords ? Non. J’me sens mieux ici. Là, je peux boire du thé, du café et j’ai accès au LSD. Roydon et Kendall peuvent pas toujours me surveiller.

Comment ça se passe au lycée ? : Les professeurs m’adorent. Ca les empêche pas de m’exclure quand il le faut. De cours, ou de tout le lycée. Pour quelques jours. C’est pour ça que je suis pas dans l’équipe de baseball. C’est parce que je me tiens pas assez bien. Ca va pas, ça. Je peux pas représenter l’école avec un tel caractère. Un sale caractère. Même si je suis bon à ce sport. Ce sport que plus personne aime à part les vieux... c’est lent. Toute cette attente pour un lancer ! Pour le vol d’une base, un tour de diamant. Les jeunes, ils préfèrent le football américain, ou le basket. Ca va vite, il y a de l’action. Moi aussi je préfère le football américain, ou le basket. Sauf que je suis meilleur au baseball. Tu réfléchis, tu craches au sol. Tu réfléchis. Encore. Tu fais semblant de lancer la balle. Tu cuisines ton adversaire. J’aime bien prendre mon temps. J’ai toujours le droit à des délais pour mes devoirs. J’arrive après les autres en cours, mais on s’en fout. Je suis là, c’est bien. Je prends ma place au premier rang et je demande un crayon au professeur, parce que j’ai oublié mes affaires. Ouais, je suis venu les mains dans les poches. Encore.

Mais faut pas venir les mains dans les poches en cours, cracher sur les autres ou voler la plante verte du directeur pour faire partie d’une grande équipe sportive du lycée. Faut faire profil bas et avoir des notes correctes. Le sport, au lycée, c’est sacré. Faut être divin pour faire partie d’une équipe. Faut être parfait.  A part ça, le club de sciences il s’en fout de ce que j’ai fait. Il participe pas à des compétitions. Il représente pas le lycée où que ce soit. Tout ce qu’on y fait, c’est comparer nos scores à 2048 et se demander si des dragons avec des os en silice, ça peut exister.

Sinon, je suis bon en cours. Que des A. Les profs m’adorent parce que je m’intéresse à ce qu’ils enseignent. Et je participe. Ça se fait rare, de nos jours, un adolescent qui en a quelque chose à battre des cours. Pourtant, le savoir, c’est la clef. J’aime pas les idiots qui trouvent que c’est cool l’ignorance. Ni les nombrilistes qui pensent que la seule chose qui compte, c’est eux.

Ouais, j’ai un peu de mal avec les autres.  Les étudiants. On est à l’âge où on se cherche, où on veut parler de soi, rien que de soi pour se prouver qu’on est différent de tous les autres. « Non, mais moi ». Contradiction, égoïsme. J’aime bien les étudier. Je leur parle d’eux. Ils aiment ça. J’emballe. Les mecs me piquent des bonbons, les nanas boivent dans ma bouteille de jus d’orange. J’ai le droit à des clins d’yeux, des sourires. C’est fou à quel point une personne se sent redevable et proche de vous une fois que vous lui avez passé trois Dragibus et un peu de Coca-Cola. Eh, puis ça me donne l’impression d’avoir des amis. Tout va bien, chacun y trouve son compte. Ouais, le lycée, ça va. C’est cool.